> Les chemins détournés de la parole « Chants de solitude » (Katell Morand)

Il existe chez les Amharas du Gojjam une pratique musicale dite « pour soi » (läbәčča) : elle concerne les hommes lorsqu’ils gardent leurs troupeaux en forêt et les femmes lorsqu’elles se rendent au fleuve ou qu’elles effectuent à la maison des travaux solitaires. Ces chants pour soi-même ne sont destinés à aucune autre oreille que celle du musicien, à l’exception parfois d’un proche (parent, enfant ou autre membre de la maisonnée) qui silencieusement, et comme s’il n’entendait rien, se tient à proximité.

Ces chants ont une particularité : ils provoquent des « remémorations » ou « réminiscences » (tәzәta) du passé personnel de leurs chanteurs et s’accompagnent d’émotions intenses - tristesse (azän), angoisse (č’әnqät), joie (dästa), ou encore ardeur (yägalä sәmet) et colère (nәddet) – dont on peut voir les manifestations sur les visages et dans les attitudes corporelles. Ce sont en effet des images très précises qui sont ainsi convoquées : des scènes, lointaines ou plus récentes, d’activités sociales ou rituelles telles que les mariages, les funérailles, les moissons collectives, ou les fêtes annuelles de la paroisse. Toujours de proches parents y figurent, et toujours la poésie chantée y occupe la place centrale : le chanteur revoit un père affichant sa bravoure lors d’une joute, un frère entraînant l’assemblée dans une ritournelle chantée, ou lui-même se lamentant, lors d’un enterrement, de la perte d’une sœur aimée… tous des poèmes « attrapés » et mémorisés sur l’instant, et que répète justement, comme une madeleine musicale, le chanteur solitaire.

Mais pourquoi ces souvenirs ? En contexte de sociabilité, la poésie chantée joue un rôle important dans la dynamique des relations interpersonnelles (définies par la parenté). En chantant on « dit juste » en affichant son affection et sa confiance, en donnant son point de vue, dans le style elliptique qui est celui de la poésie amharique, sur les problèmes et les conflits parfois latents qui divisent l’assemblée, ou en appelant à une coalition contre des ennemis. Ces performances peuvent avoir des effets considérables et parfois spectaculaires (querelles, meurtres, mais aussi apaisements et réconciliations) ; elles cristallisent donc l’état des relations à un moment donné et peuvent, rétrospectivement, éclairer pour un individu toute une période de sa vie ou le déroulement douloureux d’une histoire locale. D’un poème à l’autre, le chanteur ou la chanteuse en solitude explore ainsi son propre passé en tissant les fils de sa mémoire personnelle.

Bibliographie

MORAND Katell, 2010, « Fragments de vies : quand les bergers se racontent par la musique », in D’Agostino G., Kilani M. et Montes S. (eds), Histoires de vies, témoignages, autobiographies de terrain. Formes d’énonciation et de textualisation, München, Lit Verlag, p. 257-272.

MORAND Katell, 2011, « Mélodies pleurées, paroles à attraper : les chants d’әngurguro dans des funérailles éthiopiennes », Cahiers de littérature orale n°69, p. 57-78.

MORAND Katell, 2013, « En forêt, la musique : entre inquiétude et sentiment d’intimité », etnografica 17 (3), p. 561-579.