Ludovic Souliman a travaillé avec des migrants qui racontaient leurs récits. Ces graines de mémoire étaient déposées et pouvaient être emportées par qui le voulait. Elles ont été de même déposées à la sortie de l’exposition, accrochées à un arbre, afin que les visiteurs puissent les emporter avec eux et poursuivre le dialogue.
Nous avons laissé des « graines de mémoire » vides afin de laisser aux visiteurs la possibilité de laisser à leur tour de faire acte de mémoire.
Ici, il y a des histoires d’amour magnifiques. Il y a un couple de vieux, très âgés. Je les ai toujours vus à se promener à deux, cote à cote. Pour moi, c’était bizarre de les voir comme ça, alors que les autres couples d’Algériens, c’était la femme devant, à porter les sacs avec tous les enfants autour, et les hommes, derrière, les mains dans les poches, à discuter entre eux. Mais eux, ce petit couple d’amoureux, c’était autre chose, on voyait qu’il s’entendait bien, ils avaient toujours un petit sourire sur les lèvres. Moi, j’ai grandi en voyant ce couple qui passait aux pieds des blocs.
Puis le hasard a fait que je suis devenu amie avec Shéhérazade, la plus jeune de leurs filles. J’ai appris à connaître ses parents. Un jour où j’étais chez eux, la mère de mon amie m’a racontée son histoire.
Elle a raconté qu’avant, elle habitait un petit village en Algérie. Dans le village, leurs deux familles se détestaient à mort. Mais à quatorze quinze ans, lui et elle se sont vus, ils se sont trouvés et sont tombés amoureux. Lorsque l’amour frappe à la porte des coeurs, personne peut l’empêcher d’entrer comme disait ma grand-mère. Lui et elle se voyaient en cachette, ils se donnaient des rendez-vous secrets. A chaque fois, ils avaient peur de se faire prendre mais leur amour était trop fort. La haine de leur famille était trop violente et c’était impossible pour eux d’avouer leur amour. Leur amour était impossible chez eux.
Un jour, lui a décidé de partir. Il a lui dit :
- Je vais partir en France, je vais travailler là-bas et je reviendrais te chercher.
Il est venu en France. Il a travaillé en usine. Il vivait dans les baraquements. Il a économisé, économisé en pensant à elle. Et un jour, il est retourné en Algérie pour la chercher. Mais leurs familles se haïssaient toujours autant, impossible de parler de mariage.
Alors, une nuit, il est venu chez elle. Elle a pris quelques affaires dans un sac poubelle. Elle est passée par la fenêtre avec son sac poubelle. Il l’a attrapée et elle s’est enfuie avec lui dans la nuit. Il l’a enlevée et elle l’a suivi. Ils ont pris le bateau et il l’a ramenée en France où ils ont fait leurs vies.
Ça m’a fait bizarre d’entendre une histoire pareille sur des anciens en Algérie. C’est la seule véritable histoire d’amour que je connaisse sur des anciens. Les autres, c’était souvent des mariages arrangés entre famille. On présentait la femme à l’homme et ils s’épousaient. Mais là, c’était autre chose, c’était Roméo et Juliette en bien.
Maintenant, quand je les croise avec leur petit sourire, je les regarde avec d’autres yeux. Je regarde le père, c’est un très vieil homme et je l’imagine, jeune, en train d’enlever sa femme. Et je l’imagine, elle, à enjamber la fenêtre en pleine nuit avec son sac poubelle. Quand je vois cette grand-mère, je lui dis comme ça en rigolant :
- Tout de même, vous n’avez pas honte, passer par la fenêtre !
Et elle rigole à chaque fois comme si elle avait vingt ans.
Tassadit, 32 ans.
Tassadit, mon prénom veut dire Porte bonheur
Ici, au Burkina, on a la paix par rapport à nos voisins. La paix, c’est notre seule richesse. La richesse du Burkina c’est sa pauvreté. C’est parce qu’il n’y a rien au Burkina qu’on a la paix, c’est parce qu’il n’y a rien qu’on est tranquille.
Dieu nous protège qu’on ne trouve jamais du pétrole au Burkina !
Le jour où on trouve du pétrole au Burkina, c’est la guerre civile. Le jour où on trouve du pétrole au Burkina, ça va à la guerre, direct ! Ils vont faire comme ils ont fait dans d’autres pays d’Afrique, ils vont foutre le bordel pour piller le pétrole tranquille. En Afrique partout c’est le pillage et la corruption quand il y a quelque chose.
Dieu nous protège qu’on trouve du pétrole au Burkina !
C’est parce qu’on n’a rien que beaucoup s’en vont en France. C’est parce qu’on n’a rien que je suis venu en France pour travailler. On nous raconte qu’en France, c’est facile, que tu n’a qu’à te baisser pour ramasser l’argent.
La première fois que je suis arrivé en France, c’était en hiver, c’était le treize janvier. Au moment où je sors de l’avion, je me suis arrêté. Derrière ça poussait, ils me disaient d’avancer. J’ai dit :
- C’est quoi ça ? On me fait rentrer dans un congélateur où quoi ?
Nous, les Africains, si on est en France, c’est pour le travail. Mais on a toujours la nostalgie de l’Afrique. L’Afrique, c’est le paradis pour nous, c’est la vie. On vit tous ensemble, on prend le thé, on discute, on se connaît. En France, tu pars le matin, il est six heures, tu rentres le soir, il est vingt heures. Tu fais les sales boulots que veulent pas faire les Français mais t’as le travail, t’as l’argent. Tu peux envoyer l’argent pour la famille. Tu peux leur payer à manger. Tu peux leur payer les médicaments.
En fait la France, la seule chose qu’il y a, c’est le travail. Ici en Afrique, il y a rien mais il y a tout sauf le travail.
Kassi, 33 ans.
Je vis à l’île de la Réunion et ça faisait bientôt six ans que j’étais pas venu en France pour voir ma soeur qui habite à Saint Denis.
J’ai débarqué mercredi à l’aéroport de Roissy. C’était le premier jour de l’été et j’étais tout content à l’idée de revoir ma soeur et mes petits neveux et nièces.
J’ai récupéré mes bagages et j’attendais mon beau-frère. Je l’ai appelé sur son portable. Il m’a expliqué qu’il était coincé dans les embouteillages, qu’il n’arriverait pas avant une demi-heure. Il m’a demandé que je l’attende sur le trottoir où il y avait les taxis.
Je vais dehors et je me fume une petite cigarette. J’attendais, je regardais les voitures et les gens. Il y avait plein de belles femmes. J’étais bien, tranquille.
Et là, une voiture blanche s’arrête devant moi. Il en sort quatre mecs qui m’encerclent :
- Brigade des douanes, votre passeport.
Je donne mes papiers. Ils me dévisagent. Ils me demandent de les suivre. Ils me font monter dans leur voiture. Je me retrouve dans un petit bureau et là, ils me demandent si je me drogue. Je réponds que non. Les flics insistent, ils me disent que je transporte de la drogue dans mon sac. Je leur dis que non, que c’est pas vrai. Je leur demande pour téléphoner pour prévenir mon beau-frère. Ils n’ont pas voulu.
Ils ont pris mon sac et ils ont déballé toutes mes affaires, comme ça, en vrac, par terre.
Après, Ils m’ont demandé de me déshabiller. J’ai refusé, j’ai dit qu’ils n’avaient pas le droit. Ils m’ont dit que si je refusais, ils pouvaient me garder 72 heures en garde à vue comme suspect. J’ai enlevé mes habits et j’ai gardé mon slip. Ils m’ont obligé à enlever tous mes habits. J’étais à poil devant eux. Ils m’ont fouillé entièrement.
J’étais tout nu et eux, ils me regardaient.
A la Réunion, on fait plus attention à la couleur de notre peau. Moi j’y fais pas attention.
J’avais oublié tout ça. J’avais oublié les contrôles et les flics.
Là, je me suis senti noir, je me suis senti sale sous leur regard. Je me suis senti coupable d’être noir.
Je leur ai dit qu’ils n’avaient pas le droit de me traiter comme ça. Je leur ai dit que je voulais téléphoner. Ils ont continué à fouiller mes affaires, à tout déballer par terre. Ils ont trouvé une bouteille de rhum. Je leur ai dit que c’était pour mon beau-frère.
Le flic, il prend la bouteille et il me regarde et il laisse tomber la bouteille par terre. La bouteille a explosé, il y en avait partout.
Il me fait avec un petit sourire :
- Mince, elle m’a échappée.
A la fin, ils m’ont dit de me rhabiller et de ranger mes affaires.
J’avais la haine. J’avais la honte. J’ai tout rangé.
Ils m’ont dit que je pouvais partir.
J’ai demandé qu’il me rembourse la bouteille qu’ils avaient cassée. Ils m’ont répondu qu’il n’y avait pas de problème, que je pouvais écrire au ministère en envoyant la facture d’achat de la bouteille et que le ministre se ferait un plaisir de me rembourser.
J’ai rien dit. Je suis sorti. J’avais honte et j’étais en colère.
J’avais envie de crier. J’ai rien dit.
C’est comme ça que j’ai été accueilli en France mercredi.
Récit écrit par Ludovic Souliman à partir de paroles collectées.
Extrait des Mille et une vies, Albin Michel
« C’était l’été, j’avais choisi de ne pas annuler mon voyage au Sénégal alors que mon grand-père allait décéder dans les jours à venir. Lorsque j’appris son décès, les membres de la famille chez qui je résidais furent très touchés, avec moi. l’un d’eux parla au chef du village qui arrangea un voyage en pirogue le même jour que l’enterrement de mon grand-père. A l’heure où la cérémonie avait lieu en France, cinq personnes étaient sur une pirogue, parlèrent d’un homme qui n’était plus, chantèrent et regardèrent une bougie au fond d’une calebasse, qui s’éloignait sur l’océan »
« Quand j’étais enfant, mes grands-parents me lisaient des histoires pour m’endormir. Maintenant que j’ai grandi, le soir nous discutons de leurs souvenirs à eux, de leur enfance et de ce qu’ils ont vécu. Ainsi le passage par la parole est nécessaire pour transmettre les choses et pour que la mémoire perdure dans les générations futures.
Alors partagez les choses et ne les gardez pas pour vous afin qu’elles ne se perdent pas »
« En philosophie, on me dit que parler ça s’apprend. Parler avec ses mots et parler avec son corps. C’est le meilleur moyen de connaître l’Autre et de faire fuir la peur.
PARLONS-NOUS »